Nos vestiges // Erebux

J'ai eu l'impression de remonter le temps lorsque je l'ai vu avec Hargreeves. L'impression que mes yeux me jouaient des tours. Cela n'aurait pas dû me surprendre, San Francisco n'est pas si vaste, même si l'on pourrait passer toute une vie à y vivre sans jamais se croiser. C'était presque un miracle que nos chemins ne se soient pas entremêlés depuis l'école, depuis cette énième dispute qui m'avait conduit à l'ignorer le temps me restant à tirer pour finir l'année. Et puis j'avais suivi ma propre route, loin de lui, de sa jalousie, de sa méfiance. Myocarde abîmé par la seule véritable histoire qui s'était érigée dans mon existence. Lux était resté derrière, parce qu'il avait dépassé les bornes ce jour-là. Ce n'était pas le bon, et les souvenirs étaient revenus divaguer dans ma tête, énième prise de tête avec ma mère, mes semblables. Je n'avais jamais été assez phénix à leur goût pour réellement faire parti de l'ordre. Pourtant j'avais travaillé plus dur que certaines pour parvenir à une maîtrise qui aurait dû me permettre d'être reconnu pour mes talents. Mais non, jamais. Et Lux... sa méfiance, sa jalousie... sans raison, toujours, avait eu raison de ma patience sous une nouvelle attaque.

J'avais été surpris de le voir avec celui qui m'avait laissé pour mort après avoir volé mon énergie vitale, me laissant renaître de mes cendres comme tout bon phénix, la rancune dévorant mes entrailles. Il était devenu une mission personnelle... et croiser Lux dans son entourage m'avait laissé suffisamment perplexe pour que j'abandonne le triton au profit du cupidon. Mon enquête sur les suicides ? Disons que les cadavres seront encore là demain, et que je peux tout à fait fouiner et suivre plusieurs pistes à la fois, surtout quand certaines finissent parfois par se croiser. J'aurais voulu que Hargreeves soit coupable, mais j'étais mort le sourire aux lèvres comme le dernier des crétins. De quoi renaître plus furieux que jamais sous la traîtrise infâme de l'amant éphémère. Celui qui avait fait resurgir ce fantôme du passé, spectre bien trop tangible pour ne pas m'entraîner sur cette plage, ce rocher où je l'avais déjà retrouvé autrefois. Je n'y avais jamais remis les pieds. Jamais depuis lui.

J'observe cet autre être apparaître, se positionner face à lui tandis que je m'approche doucement, lentement de la scène. Je joue de la pénombre, de mon entraînement pour ne pas me faire remarquer. De toute façon les deux hommes semblent trop concentrés sur leurs petits échanges pour s’apercevoir de mon approche. Jusqu'à la première attaque envers le cupidon qui finit contre la roche. Je fronce les sourcils, m'attendant à le voir réagir, ne serait-ce qu'en se défendant par le combat. Il se contente d'éviter... et à présent suffisamment proche, j'entends les paroles du démon avec un peu trop de facilité. Une démone ? « …ça signifie, mon cher, que le mal est en toi et qu’il se propage. » Le mal ? Lux ? « Et plus elles s’agrandissent, plus ton obscurité s’impose. Mais ne t’inquiète pas, tu n’auras pas le temps d’en arriver là. Dommage. » La menace vibre sur le timbre de l'assaillant, et c'est un pas de recule que je vois le cupidon esquisser. Les muscles de ma mâchoire se contractent, et je suis plus rapide. Des années à m'entraîner, à combattre, la boule d'énergie apparaît dans ma main et vient percuter de plein fouet celui qui en perd la sienne. Mais je ne perds pas de temps, s'il se retourne prêt à m'attaquer, j'esquive tout en faisant apparaître une lame dans ma main. Lame qui vient trancher sa gorge avec force. Il porte machinalement ses doigts à ses plaies, et c'est une dernière boule d'énergie qui vient mettre un terme à l'étincelle de vie, quelle qu'elle soit. Il ne s'attendait pas à ma présence, preuve, s'il en fallait une, qu'il n'était pas très expérimenté, ou pas très fort, tant il avait été facile de l'abattre.

Il n'y a pas l'ombre d'un remord sur mes traits lorsque je me tourne vers Lux, quelques perles sombres constellant mes traits là où le sang du démon s'était déposé avant de se consumer. « Tu comptais le supplier de faire vite, ou tu avais prévu de te défendre un jour ? » L'accusation virevolte jusqu'à celui qui avait trop compté, eu trop d'importance dans ma vie pour que je le laisse disparaître si bêtement sous mes yeux. Forcément, c'est une colère naturelle qui divague sous mes mots. Ceux qui précèdent mes pas dans sa direction, mon regard se plissant sous le sang que j'entrevoie à ses blessures. C'est toujours dans ce genre de situation que j'aimerais avoir un peu plus de l'être de lumière que le reste du temps. Pour le soigner. A l'inverse, je tends une main vers son front, comme si des années ne s'étaient pas écoulées, tant le timbre plus doux que je lui offre... « Laisse-moi voir ça. » ...renaît avec naturel à mes lèvres.

Il est là, devant moi, et alors que je viens d'éliminer un démon pour lui sauver la vie, c'est le venin d'un reproche qui navigue jusqu'à lui. Parce qu'il n'avait fait que reculer face à l'attaque prochaine de l'assaillant, et que sans mon intervention, et parce qu'il n'avait pas le talent de s'arracher aux limbes, il était évident qu'il serait passé de vie à trépas en une attaque bien précise. C'est presque étonnant qu'il ait survécu si longtemps en agissant de cette manière. « Aucun des deux. » claque sur sa langue, imitation cassante de mon propre timbre. Est-ce qu'il se serait contenté de se ratatiner en attendant de se faire tuer ? Ou bien de reculer à petits pas imprécis ? J'aurais pu faire preuve d'un sarcasme plus insidieux encore si mon attention n'avait pas été attirée par ses blessures, ce sang qui glissait de sa plaie, sans oublier la brûlure parfaitement visible à l'endroit où le tee-shirt était calciné. « Je vais bien, Erebe. » Ce n'est qu'un murmure à ses lèvres, et ce sont ses doigts qui retiennent doucement les miens pour m'éviter d'atteindre mon but. Mon regard retombe sur le sien, étoile dubitative ancrée dans leur profondeur. Il va bien ? A qui veut-il faire croire ça ? Sûrement qu'il va mieux que si je n'étais pas intervenu, c'est vrai. Mais de là à affirmer qu'il va bien, il présume beaucoup de ses forces. A moins qu'il ait gagné en capacité régénératrices depuis que l'on s'est connu, puis perdu de vue. Ses iris désertent les miennes, ses doigts délaissent mon derme. Mes yeux dérivent à présent, étudient sa silhouette, remarquent les veines dont parlaient le démon aujourd'hui disparu.

Il se crispe, se tend. « Tu es là depuis combien de temps ? » Je reste silencieux, comme si je réfléchissais à une possible réponse, ce qui le laisse reprendre. « Enfin, je veux dire…merci…je ne pensais pas te trouver ici, enfin, j’imagine que…bref. » Un sourire amusé s'étire au coin de mes lèvres. Je retrouve celui qui autrefois... je me souviens de notre première véritable rencontre, sa nervosité, et j'avais fini par en rire, amusé. A croire que je lui avais réellement fait peur, alors que nous étions dans une école de magie, et que les règles étaient assez strictes pour assurer la sécurité de chacun. Il relève les yeux dans ma direction, se permet de croiser les miens. « Tu n’as rien, toi ? » J'incline mon visage sur le côté, comme si je cherchais à lire en lui. Vains regrets. Cela ne changera sans doute jamais. Les pensées restent muettes pour l'être trop curieux que je suis. Lux s'est nimbée d'une nouvelle énigme, d'une vérité qui semble prendre vie parce qu'il s'est tendu à l'idée que j'ai pu entendre le discours de l'autre. Je sais que c'est cela. Je le devine du moins. Déductions faciles, parce que je le connaissais, et qu'il n'y a rien eu de particuliers auparavant, de ce que j'en ai vu à distance.

« Parce que tu l'as vu me blesser ? » que je réplique sous l'ombre d'un sarcasme, suivi d'un soupir. « Je vais bien, mais pas toi. Ne commences pas à prétendre le contraire. » Mon timbre est plus tranchant, parce que j'énonce simplement des faits, et que je n'ai pas assez de patience pour supporter sa pseudo fierté d'être fort, ou parce que je l'avais quitté autrefois. Le temps avait glissé, laissant les années s'entrelacer les unes après les autres. Je l'ai aimé à m'en saigner le cœur, mais l'eau du temps avait coulé sur les plaies, adoucissant la douleur, mais me retenant à sombrer dans une nouvelle histoire. Je n'en pouvais plus lorsque je lui ai dit adieu, lorsque j'ai mis un terme à ce qui nous liait. Parce que je n'avais jamais mérité sa méfiance. Jamais.

Je soupire une nouvelle fois, le scrute d'un regard appuyé, ombre d'une curiosité qui revient narguer mes prunelles. Timbre plus doux que le précédant, à nouveau. « Et puis... qu'est-ce que tu imagines, Lux ? » Que je l'ai suivi ? Que j'ai tenté de retrouver sa trace ? C'est plus ou moins vrai, plus ou moins faux. Les choses sont plus compliquées. Peut-être pense-t-il que tout ceci n'est dû qu'au hasard, et je ne chercherai pas à le détromper dans un premier temps. Parler du triton n'est pas dans mes plans premier. Et si j'ai bel et bien entendu cet autre démon parler de son ascendance, je sais que ce n'est pas le moment d'en discuter non plus. « Viens. » Je lui tends simplement une main, inutile de rester sur les lieux du crime, et puis il est blessé, quoiqu'il en dise. Si je ne sais pas le soigner magiquement, je peux au moins m'assurer de nettoyer ses plaies de la plus ancienne des manières : avec de l'eau, de l'alcool et des compresses. Ce que j'ai chez moi. J'ai beau revenir à la vie après ma mort, mes blessures, elles, ne guérissent pas seules. Alors ce n'est pas un retour à ma voiture que je lui propose, mais bel et bien une éclipse.

Je manque de patience, peut-être d'écoute. J'ai vieilli. Je me suis refermé à ce genre d'histoires, de familiarité. Cœur emmuré pour mieux vivre sans risquer de souffrir parce que l'autre ne m'accorderait pas sa confiance. Et dans le métier qui est le mien, bien que ce ne soit pas les affaires qui me plaisent le plus, ce sont souvent celles qui paient. Celles qui ont fini par me laisser croire que Lux n'avait pas totalement tord, pas me concernant, mais les êtres se mentent, se trompent, se font du mal. Je n'ai jamais été ainsi, pas avec lui. Et si j'avais des zones d'ombre, c'était juste qu'elles faisaient parti de moi, mais je ne l'aurais jamais trahi. Aujourd'hui, je saisis les opportunités, je me noie à des lèvres, je m'enlise à des corps... j'en crève même, il faut croire. Mais je n'appartiens à personne, ni au bien, ni au mal, et s'il m'arrive de m'attacher, j'essaie de veiller à ne pas tomber en chemin.

Je manque de patience. Je l'ai déjà dit, et j'ai conscience que c'est aussi parce que je le connais. Du moins le Lux d'autrefois, celui qui me rendait fou avec ses reproches, ses questions, sa méfiance aux allures de paranoïa parfois. Celui à qui j'ai offert un nombre incalculable de fois des gestes tendres, des mots cajoleurs et rassurants. Parce que le reste en valait la peine, et que j'imaginais que cette facette finirait par s’affadir à mesure que le temps s'écoulerait. Ce qui n'a pas été le cas. Alors quand il me dit qu'il va bien alors que je vois cette brûlure, que je remarque le sang, je sais que c'est faux, et cela m'agace qu'il prétende le contraire. Je vois sa mâchoire se crisper, l'ombre de ses pupilles qui me fixe à présent. « Tu lis dans mes pensées peut-être ! Alors cesses de répondre pour moi, et encore moins de prendre ce ton Erebe. Je ne t’ai pas demandé de sauver mon cul en danger. » A mon tour de me tendre, de laisser le muscle à ma mâchoire tressauter sous la colère qui fourmille sous ma peau. Parce qu'il aurait préféré que je le laisse crever ? Il croit que je n'ai jamais été blessé ? Que je ne sais pas ce que ça fait de subir ce genre d'attaques ? Je ne réplique rien, car je sais que mes mots seraient durs, pire, méchants sans doute. Alors je l'observe lorsqu'il soupire, ferme les yeux, recule. « Désolé. » Ce simple mot que je n'ai jamais entendu à ses lèvres, malgré les reproches injustifiés, suffit à me laisser plisser le regard sans le quitter des yeux. Il a changé. Pourquoi suis-je si surpris ? Moi aussi, j'ai changé. Les années ont passé après tout.

J'hoche doucement la tête bien qu'il ne me voit pas, ses paupières toujours closes. Mon timbre s'adoucit, une question s'attarde à mes lippes. Une curiosité qui revient, comme si mon esprit était incapable de délaisser une information qui me questionne sombrer dans l'oubli. « Tu chassais peut-être un démon. » Ce qu'il imaginait, et naturellement je pivote la tête de gauche à droite à deux reprises. Léger signe symbolisant qu'il a tord. « Je ne chasse plus. » Et mes explications s'arrêteront à ça, car cette vérité me ramène à notre dernière dispute. Étrangement, cela me fait penser à Achil et ses secrets. Ses paroles qui se font refus, ses mots qui ne complètent pas. Est-ce qu'il déteint sur moi, ou est-ce qu'il s'agit de Lux ? Je suis trop sérieux face à cette situation, face à lui. Alors je me contente de lui tendre la main en l'invitant à s'éclipser direction mon chez-moi. Cette maison qui n'est pas bien loin en réalité, puisque nous sommes déjà dans la bonne partie de la ville.

« Tu sais que ça me rend malade ce truc…enfin, ça me donne le tournis…souviens toi la dernière fois, quand Luke nous a éclipsé, j’ai cru que j’allais tomber sur place. » marmonne-t-il, mais cela reste le plus rapide, tandis qu'il me ramène à travers quelques paroles dans ce passé que nous avons en commun. Ces instants partagés. Ceux que j'avais pris soin d'enterrer soigneusement et qu'il dépoussière en quelques mots. J'hoche à nouveau la tête. « Je me souviens, mais c'est le plus rapide. » Et je sais à son regard qu'il en est arrivé à la même conclusion, puisqu'il en vient à observer ma main restée tendue. C'est qu'il considère toujours cette option, et son soupir est le signe annonciateur de sa reddition. « Vise mieux que Luke, tu seras gentil. J’aimerais éviter de tomber sur des gens qui sont limites, à moitiés nus. » dit-il, sa main glissée dans la mienne. J'esquisse un sourire en coin, amusé par ce souvenir. Et c'est un regard plus taquin que je lui lance à présent. « La seule personne que tu croiseras à moitié nue chez moi, ce sera ton reflet. » Paroles soufflées juste avant de nous éclipser jusqu'à chez moi, dans cette maison relativement simple, moins impersonnelle que l'on pourrait le croire, des issues dérobées, du parquet, une cave aux allures de salle d'entrainement, un étage composé de trois chambres. On pourrait y loger une famille, mais il n'y a que moi qui y vit. Au diable les pièces trop grandes, l'ensemble renvoie une impression de chaleur et de sécurité. Une demeure en dit parfois bien trop sur son propriétaire. Et lorsque nous apparaissons dans le salon, juste à côté du canapé, au cas où Lux en aurait besoin, je relâche sa main et le regarde l'espace d'une demi-seconde. « Retire ton tee-shirt, je vais chercher de quoi désinfecter tes plaies. » Parce que je viens de réaliser que s'il est effectivement à moitié démon, je n'aurais pas pu le soigner entièrement, même si mes dons d'être de lumière étaient plus développés.

Oh, avait-il répondu lorsque j'avais précisé ne plus chasser. Vérité qui s'attardait dans mon existence depuis... bien longtemps. Et jamais mon côté Être de Lumière n'était venu interférer là-dedans. Après tout, je n'ai jamais été très familier de cette facette de mon être, et ce n'est pas celle qui s'est le plus développée au fil des années écoulées. Et puis, si je chassais comme il dit, ce serait toujours des contrats, jamais du bénévolat. La faute à mon côté phénix, sans doute. Je n'ai jamais été comme lui, à croire en ce "bien" trop orienté qui doit à présent lui sembler bien étrange depuis qu'il connaît l'identité de sa mère. Et puis, ce silence me convient, qu'aurais-je pu préciser de particulier ? Que j'ai changé ? Que je ne suis plus le même ? Que les rêves adolescents sont morts et m'ont mené sur un autre chemin ? Même alors, ils n'étaient pas orientés vers le ciel. Peut-être... que si notre histoire... mais il n'y a pas eu de "si" en l'occurrence. Tout s'est terminé sur des mots aussi durs que le timbre que je lui ai déjà destiné un peu plus tôt, et qui s'est radoucit face à son attitude.

J'ai tendu la main, proposé de s'éclipser ailleurs, et il a râlé. Parce qu'il n'a jamais aimé ça. Parce qu'il n'en a pas l'habitude, tout simplement. Alors je lui précise ce que je sais dont il a conscience, que c'est le moyen le plus rapide de quitter les lieux. « Ouai, pour me faire vomir, clairement, c’est rapide. » Premier sourire amusé qui se peint à mes lèvres, qui se précise aux mots qui suivent les suivant au sujet de ces souvenirs qu'il fait renaître dans mon esprit. Ces instants partagés. Ces histoires murmurées. Et d'un regard plus taquin, je souffle une très légère précision sur notre destination, et sur le fait que c'est lui qui tomberait le tee-shirt. Personne ne m'attend chez moi en petite tenue, du moins que je sache. Mais ce serait sûrement une surprise autant pour lui que pour moi si c'était le cas. Cela n'aurait pas été prévu. Heureusement, c'est le silence qui nous accueille dans mon salon, la lumière que j'actionne tandis qu'il râle et que je relâche sa main. Il s'installe sur le canapé, regarde mes pieds, et râle encore quand je lui demande de retirer son tee-shirt. « Laisse-moi une seconde. » Je hausse les épaules vaguement, qu'il fasse comme il préfère, de mon côté, j'ai déjà pris la direction de la salle de bain. Les couloirs sont sombres sur mon passage, mais je connais chaque centimètre de cette demeure qui est la mienne. Je m'y sens chez moi, je sais où chaque chose se trouve, et je ne tarde pas à mettre la main sur tout ce que je désire et qui va me permettre de le soigner.

Lorsque je reviens dans le salon, il évite toujours mon regard, mais a retiré le tee-shirt qui dissimulait ces veines sombres dont parlait le démon un peu plus tôt sur la plage. Ce mal qui semble le dévorer au sens propre du terme. C'est étrange, je n'avais jamais vu une telle chose, mais je ne souffle rien tandis que je dépose mon attirail sur la table basse, et m'assoit sur le canapé à ses côtés. « Je sais que tu as entendu, ce que le démon a dit, mais j’aimerais éviter cette conversation, si ça ne te dérange pas. » Bien sûr que j'ai entendu ce que l'autre démon a dit, il parlait encore quand je ne me trouvais qu'à un pas, et qu'il semblait si fier de parvenir à l'éliminer, et ne pas le laisser découvrir ce que serait son héritage maternel. L'une de mes mains se pose sur son épaule intacte pour l'immobiliser. Contact étrange, presque troublant quand on y pense. Mes iris s'attardent sur la brûlure que je commence à nettoyer avec du serum physiologique. « Ce ne sont pas tes géniteurs qui font de toi celui que tu es, mais comme tu préfères. C'est ton histoire. » que je souffle avec sincérité. Mes origines d'ange ne font pas de moi l'un d'eux. Mes origines phénix... si je leur ressemble, je n'ai jamais vraiment été accepté par eux. Alors, découvrir qu'il est à moitié démon ne va rien changer à celui qu'il veut être.

« Mais fais-moi plaisir, la prochaine fois, défends-toi. Je ne serai pas toujours là pour sauver tes fesses. » C'est dit sans méchanceté, sans moquerie, sans sarcasme. Et qu'il n'y ait pas le dernier est presque... étrange au fond. Je voudrais l'avoir oublié, lui, entièrement. Nos souvenirs. Nos moments. Mais si je dois être honnête, je n'ai pas tenté de nouvelles histoires sérieuses depuis lui. Je jouais à l'arrogant qui a tout fait, tout tenté, tout vu, mais il a été le premier à faire flancher mon cœur. Me concentrer sur sa plaie est une bonne solution. J'alterne, serum et pince, pour retirer les petits morceaux de tissus restants. « Tu peux rester ici ce soir. » Je marque un temps d'arrêt. Une seconde, peut-être deux. « J'ai plusieurs chambres. » que je précise. Parce que je ne voudrais pas qu'il pense... pourquoi est-ce qu'il penserait ça ? Je suis en train de le soigner après tout. Je laisse un soupir s'extirper de mes lèvres, tandis que je finis par prendre la pommade cicatrisante. « Et je pourrai te le refaire demain matin. » Le bandage. L'application de la crème. Le pansement en somme.

Il frissonne au contact de ma main sur mon épaule, pourtant il n'y a rien dans ce geste qui pourrait... justement inciter à ce genre de réaction. J'agis comme le ferait n'importe qui venant le soigner, et je me concentre sur sa plaie pour oublier le reste, ne pas songer... « Si, la preuve, ça a joué sur mon passé. » Si je ne comprends pas totalement ce qu'il veut dire, j'ai bien conscience, sous les regrets qui perlent sur son timbre, que c'est de nous qu'il parle. Bien sûr que c'est de nous, même si je ne saisis pas exactement le sens de ces mots, comment le pourrais-je ? Je n'ai entendu qu'une parcelle de cette vérité qu'il ne veut pas aborder. Je ne l'ai pas oublié. Je l'ai repoussé. Lui et son souvenir. J'ai sombré dans d'autres bras, à d'autres lèvres, mais j'ai muré l'accès à mon cœur pour éviter qu'un autre être n'accentue la blessure, et qu'elle se résorbe. « Qu'est-ce que tu veux dire ? » Une question. Un souffle. Ma curiosité devrait crever au fond d'un trou parfois. Tout ça parce que je n'arrive pas à comprendre ce qu'il cherche à me dire. Est-ce qu'il accuse cette moitié de lui de sa méfiance, de ses reproches, de ses crises à répétition ?

Mais je continue à m'occuper de sa plaie, de cette brûlure parce qu'un démon a voulu l'éliminer. Alors les mots s'échappent. Vérité qu'il daigne se défendre plutôt que d'attendre qu'un autre le fasse à sa place. J'étais là ce soir, parce que je l'avais suivi. Je ne le ferai pas tous les jours. Je ne le ferai peut-être même plus, qui sait, à présent qu'il est ici, chez moi, et que s'il me recroise, il va comprendre. Il n'aurait jamais su que j'étais là si je n'avais pas eu besoin d'intervenir. « Je ne te demande pas de me protéger, Erebe. » Non, c'est vrai. « Me défendre…je ne suis même pas capable de me téléporter et j’ai une force de mouche…on va pas se leurrer. » Il est vrai que j'avais été entraîné au combat depuis tout petit. Le choix, on ne me l'avait pas laissé, me battre coulait dans mes veines. Lui...  « ...et d’autres, pour aider les autres, comme moi. » Lui, c'est un cupidon. Je n'ajoute rien à ce sujet, mais je l'invite à rester ici cette nuit. Parce qu'il y sera en sécurité. Et puis je précise... qu'il y a d'autres chambres, pour qu'il ne s'imagine pas... ce qu'il n'imaginera pas de toute façon. Je ne me montre pas entreprenant pour un sou. Mais je crains d'être maladroit, qu'il surinterprète.

Il se met à rire, comme si j'avais dit quelque chose de drôle. Ou... je relève finalement les yeux sur lui, alors que je tiens la crème dans une main. Intrigué, je l'observe. « Je ne me faisais pas d’idées, tu sais. Je sais que tu n’as plus de sentiments pour moi, que tu le fais juste pas sympathie. Je ne comptais pas me faire d’idées…je ne suis pas stupide. C’est gentil. » Qu'il finit en détournant le regard. Autrefois, j'aurais tendu une main, effleuré sa joue. J'aurais collé mon front au sien. Murmuré quelques mots, effleurer ses lèvres des miennes. Dieu que je l'ai aimé. C'est presque douloureux d'y repenser, de rester ainsi sans réagir, parce que j'ai l'impression idiote qu'il pourrait me faire chuter à nouveau. Comme Achil. Mais non, pas vraiment comme lui. Achil ce n'est que charnel. Bon sang, voilà que je repense à l'hybride dans le pire moment qui soit. Achil, j'aime son précipice parce qu'il ne me semble pas aussi dangereux que celui que représente Lux. Je laisse un soupir s'extirper de mes lèvres, parce que je ne sais pas quoi répondre, que j'ignore s'il écoute les palpitations criardes du myocarde. Je ne sais pas ce que je ressens. Je ne veux jamais le savoir. J'ai tourné la page. Je l'ai oublié. Et j'aime ma vie sans attache. J'aime que cette grande maison soit vide. J'aime ne pas avoir de camp. J'aime être un détective sans foi ni loi. J'aime... ma vie, tout simplement. « Je sais que tu n'es pas stupide, Lux. Mais la situation pourrait être ambiguë, à cause de notre passé, de ce soir... Mais personne ne viendra te faire de mal, ici. » Pas avec moi à côté. Je soupire une nouvelle fois, ouvre finalement le tube, et je place un peu de crème sur mes doigts que je viens appliquer doucement sur la plaie. « Dis-moi si ça fait mal. » Et ? J'attendrai. Je ne sais pas. Bon sang, je n'avais pas prévu de le ramener chez moi, d'avoir ces souvenirs à la con qui refluent, de craindre un baiser comme la peste. J'ai l'air d'un idiot, vraiment. Mes autres histoires sont plus simples, moins douloureuses, moins... Soyons amis, Lux. Voilà ce que je devrais lui dire. Sauf que c'est tellement loin de moi, de celui que je suis devenu. S'il n'y avait plus rien, je m'en moquerais de coucher avec lui dans ma chambre ce soir. Et ça me turlupine plus que je le voudrais.

Il n'a pas répondu à ma question, et je n'ai pas insisté. Je n'aurais pas voulu qu'il le fasse un peu plus tôt concernant mon propre revirement de carrière, parce que cela nous aurait ramené à notre séparation, et je ne le souhaitais pas. Alors je poursuis, le soigne, laisse des mots différents s'étreindre sous les lueurs cajolantes du salon. Jusqu'à son rire, ses précisions, les miennes, et puis... « Tu m’as sauvé la vie, il n’y a rien d’ambiguë là-dedans…Je sais, je ne risque rien. » Oui. Il n'y a rien d'ambiguë dans le fait de sauver une personne et de la ramener chez soi pour la soigner. Il a raison, et pourtant, j'ai cette douloureuse sensation d'avoir laissé la porte entrouverte, là où un mur aurait dû se dresser. Celui qui n'avait eu de cesse de dominer mon univers tel un chêne ancestral. Je laisse mes doigts caresser doucement sa plaie, effacer le mal qu'un autre a pu lui faire. Je laisse mon regard s'y perdre, parce que je voudrais pouvoir refouler toutes ces incertitudes, ce monstre qui rampe et dérive sous l'écho de nos souvenirs, de notre histoire. J'ai peur du raz de marée, du poulpe géant qui sommeille dans mon poitrail depuis que je l'y ai laissé crever sans un regard en arrière. Tourner la page. Et à présent, à me concentrer sur sa plaie, je sais que s'il ne comptait plus, réellement, je pourrais les dévorer ces lèvres, et me repaître de son corps comme je l'ai fait avec tant d'autres.

Je me fige au contact de sa main... tu parles d'un combattant, je ne l'ai même pas vu venir, à trop me concentrer. Je me raidis sous la présence de ces doigts qui m'obligent à revenir croiser ses yeux. « C’est normal…ce que tu ressens. » Ma mâchoire se serre, se contracte, parce que j'aurais préféré qu'il soit sourd aux appels du myocarde, aux émotions brûlantes pour lesquelles je creuserai fatalement une nouvelle tombe avant de parvenir à les analyser, à les comprendre. Ses mots chargés de tendresse se veulent rassurant... comme tout cupidon digne de ce nom. S'il savait comment j'aurais rejeté un autre qui aurait tenté de le faire. L'amour, je n'en veux plus. Lui... lui... je peux lire sur ses traits qu'il... n'a pas guéri de notre séparation. « Je t’ai aimé, Erebe. De tout mon cœur et davantage encore…mais ils m’ont privé d’une partie de moi, qui me rattrape aujourd’hui, et j’étais incapable de faire la part des choses. J’étais incapable d’aimer sainement, normalement et tu en as fais les frais, on en a fait les frais. Si ça peut t’aider à le savoir... » Est-ce que ça m'aide ? Oui ? Non ? Je n'en suis pas certain. Vraiment pas. Le monde. Mon monde n'est fait que de certitudes égoïstes. Voir sa propre douleur qu'il tente d'étouffer au profit de paroles qu'il ne destine qu'à moi, pour apaiser mes propres tourments, m’écœure en quelque sorte. Suis-je moins blessé par notre passé sous prétexte que... ? Et puis... « ...saches-le, t’as été le seul et je suis désolé pour tout le mal que je t’ai fais. »

J'ai la gorge sèche à présent, et je déglutis vainement. Il n'y a rien à avaler pour faire passer cette amertume. Ce goût de fiel qui s'attarde sur mes lèvres, qui se noie, qui... Il a détourné les yeux, chassé sa main, la mienne, pris son tee-shirt avant de se lever. « J’ai besoin de me reposer… » « T'as été aussi... Je n'ai pas fini. » que je lâche. C'est tellement... médiocre en comparaison, alors que je me redresse à mon tour, ma main venant s'emparer de son poignet pour l'empêcher de fuir. Où ? Il ne connaît pas la maison. Il ne sait pas où sont les chambres. Ce n'est pas bien compliqué, mais il n'est qu'un invité, c'est moi qu'il attend pour gagner les étages, trouver le lit qui sera le sien ce soir. Non ? « Je dois te faire un pansement. » Parce que sinon les soins n'auront servi à rien. Il faut bander la plaie pour qu'il puisse dormir. Nous verrons plus tard pour le reste, lorsque les plaies ne seront plus abîmées. Et puis, il n'y avait pas que celle-ci. Pourtant, dans ma tête tourne ses paroles, ces mots qui devraient avoir du sens. C'est normal de ne pas totalement oublier. C'est comme un souvenir puissant. Mais alors... ce que je peux être égoïste à cet instant. Plus impulsif que jamais, mon autre main s'appose sur sa joue. Je devrais être désolé d'être un parfait connard. Un sombre idiot qui cherche la vérité. « Si c'est l'ombre du passé comme tu dis... » Aujourd'hui, c'est moi qui ne sais plus aimer sainement. Qui ne veux plus le faire. Plus après lui. Plus après nous. Et c'est en digne égoïste que je plaque mes lèvres contre les siennes. Passé. Souvenir. Non...

Des mots. Ce ne sont que des mots. Et pourtant, sous la caresse de ses doigts, ils se font tendresse, révélation, souffle qui jamais réellement caresse. Parce que ce qu'il dit va à l'encontre de ce que je pense. Ce que je vois n'est qu'un crève-cœur qui s'acharne, frappe contre le mur fissuré. On est tombé, ensemble, autrefois. On s'est relevé sans que l'autre ne soit là. Et je me suis noyé à ces corps, à ces lèvres qui n'étaient pas lui, ne le seraient jamais. Alors quand il se lève, veut se reposer, les premiers mots qui s'échappent sont le secret de mon myocarde étouffé, enfermé pour qu'aucun autre ne puisse l'atteindre comme lui l'a fait. Et j'ai changé. Tellement. Lui aussi, je n'en doute pas. C'est peut-être la raison de plus qui, lorsqu'il prononce mon prénom, laisse ma main gagner sa joue. Il se crispe, je le sens contre ma paume. Si j'avais été moins égoïste, je l'aurais abaissée, cette main. Parce que si cela n'est réellement que du passé pour moi, je sais qu'il n'en est rien pour lui, que la douleur est encore là, bien trop réelle. Les mots se font brûlures, sa joue se presse, et mes lèvres condamnent.

Un baiser pour une certitude, celle que je ne suis plus l'adolescent perdu contre lui, lèvres contre lèvres, je cherche la chaleur de sa langue contre laquelle la mienne danse lorsqu'il réagit. Ma main glisse jusqu'à sa nuque et je ferme les yeux. C'est presque comme suffoquer, comme se perdre, ou retrouver quelque chose d'égaré. C'est sombre. Terriblement. Une obscurité avide qui dévore. Un souffle... non, un gouffre béant prêt à m'avaler. Il s'agrippe à mon tee-shirt, et nos corps ne s'épousent pas. Pas encore. Je l'ai chassé. Je l'ai oublié. Il a dit... il a dit... putain... il a menti, ou il s'est trompé. J'en sais rien. Je tourne mes traits pour échapper à ses lèvres, et c'est mon front qui s'accole au sien. J'ai le souffle court, hachuré comme si... On s'en fiche d'à quoi ça ressemble. C'est là. Juste là. C'est fini. Tout ça, c'est fini. A quoi est-ce que je suis en train de jouer ? A quoi... Je garde les yeux clos, mais je recule d'un pas, je laisse ma main chercher celle qui s'agrippe pour le faire lâcher prise. Il sait. Bien sûr qu'il sait. Que ça n'a rien à voir avec du passé. Mais ça devrait. Si je couche avec lui ce soir, ce ne sera pas sans conséquence, ce ne sera pas comme... Parce que si je partage une nuit, elle n'aura pas la même saveur, pas la même aura que toutes ces autres. Et si je dors... est-ce que ce serait pire encore ?

« Je vais faire ton pansement. » que je finis par lâcher, avant de me détourner, de me passer une main dans les cheveux. Je ne cherche pas vraiment de quoi faire ce maudit pansement, parce que j'ai la tête ailleurs, les souvenirs qui m'étouffent, et le goût de ses lèvres qui me hantent. On a changé, il est encore dans la merde, et moi... moi... je ne suis qu'un connard qui baise à tout va et qui aime cette vie. Je ne veux plus qu'un être puisse me faire aussi mal. Plus jamais. « Je suis désolé, j'aurais pas du... je suis plus le même. » J'esquisse un sourire. Dieu qu'il sonne faux. Moins joueur que je ne le voudrais, moins sarcastique qu'il aurait dû l'être. Il est ce lambeau, cette brisure qu'il est le seul, finalement, à parvenir à entrevoir parce qu'en un baiser, en un souvenir, il a gratté la fissure présente dans le mur qui enveloppe mon myocarde. « Je me contente de quelques nuits aujourd'hui, c'est moins contraignant. Et c'est pas ce que tu cherches. » Non. Ce n'est pas non plus ce que je lui soufflais en l'embrassant. Mais c'est ma manière de le rejeter je crois. Je veux des lèvres, mais pas les siennes. Je veux un corps, mais pas le sien. Pour le chasser encore, lui, le spectre que je crève d'étreindre pourtant. Et je déteste qu'il puisse le comprendre, le saisir, le savoir, sans que je n'y puisse rien. Je pivote, prends de quoi faire ce maudit pansement. Debout. Peu importe. Et ma main qui tremble légèrement se fige contre le blanc serré contre ma paume.